Monsieur le Président,
Excusez-moi de rompre les usages diplomatiques en m’adressant directement à vous par le biais de cette lettre. Je le fais pour une raison simple : vos propos sur l’Algérie dans l’entretien que vous avez accordé au journal « Jeune Afrique » ne me laisse guère indifférent ; non seulement ils démontrent que la position officielle de la France à l’égard de l’Algérie est restée inchangée, mais plus encore, ils réaffirment l’attachement viscéral des autorités françaises à l’idée que le pouvoir algérien reste et demeure un allié incontournable et prétendument seul garant de la stabilité de l’Algérie.
Derrière cette position se cache de façon pernicieuse l’idée que les pays du Sud en général et l’Algérie en particulier sont à portée de main, politiquement vulnérables et inaptes à la démocratie. Pour la France, les régimes du Sud ne sont là que pour servir de postes avancés et de sous-traitants.
Justement c’est pour ces raisons liées à la défense des intérêts stratégiques de la France, que vous continuez, Monsieur le Président, au mépris de toutes les valeurs de justice, de liberté et de démocratie que vous proclamez, d’apporter votre inconditionnel soutien aux régimes dont les caractéristiques sont la manipulation du suffrage universel, la répression comme système de gouvernance et la corruption comme moyen de légitimation politique.
Monsieur le Président,
Vous ne devez pas ignorer que l’opinion publique algérienne a bien conscience que tant que les relations algéro-françaises n’arriveront pas à se soustraire de cette implacable logique de réseaux d’intérêt et d’influence, les espoirs d’un apaisement et d’une confiance mutuels resteront de simples vœux.
Dans la mesure où nous n’attendons aucun soutien de votre part, votre abstention aurait été moralement compréhensible pour le peuple algérien. Par contre votre appui affiché pour le régime algérien, un des plus liberticides de la Méditerranée, dévoile votre mauvaise foi et votre hypocrisie politique.
Votre soutien assumé au processus actuel dit de « transition » est une insupportable moquerie envers tous ces citoyens qui ont subi dans leur chair les plus graves injustices et l’arbitraire le plus abject. Pour avoir exprimé des opinions, de jeunes étudiants, des enseignants, des médecins et de simples citoyens se sont retrouvés abusivement poursuivis en justice, voir même emprisonnés. Ce que vous qualifiez de processus de transition n’est en réalité qu’une contre révolution inspirée et menée afin d’empêcher les Algériennes et les Algériens d’accéder à leur droit à l’autodétermination. Vous ne pouvez ignorer ces rassemblements au cours desquels des millions d’Algériens ont scandé « le peuple veut l’indépendance », dans toutes les villes algériennes, les capitales occidentales et notamment place de la République à Paris.
Ce soutien à un régime rejeté par les Algériennes et Algériens, est non seulement une offense à la volonté du peuple, mais plus encore, une opposition affirmée à cette « Algérie en marche » portée par un Hirak pacifique, rassembleur et historique.
Un Hirak dans lequel le peuple algérien a prouvé son attachement indéfectible au combat pacifique et son enracinement insoupçonnable dans les valeurs démocratiques, malgré les traumatismes profonds et les graves meurtrissures engendrés par des décennies de violence. L’essence même de la démocratie se trouve dans les libertés individuelles et collectives des citoyens. C’est cette liberté qui suscite des dynamiques génératrices d’espoir et de changement.
Monsieur le Président,
L’histoire retiendra qu’à un moment précieux de la vie de notre nation meurtrie, un moment crucial où l’espoir a émergé et les horizons ont commencé à se dégager pour une jeunesse algérienne avide de vie et de bonheur, vous avez choisi le monde des affaires en vous acoquinant honteusement avec un régime pourvoyeur de violence, d’exclusion et de tristesse.
Finalement, votre position n’est pas loin de celles de vos prédécesseurs. Nous gardons en mémoire, avec amertume et révolte, les propos insultants tenus par François Hollande lors de l’une de ses visites à Alger et devant un Bouteflika inerte et inaudible, surprenant même le peuple Algérien, qui asséna sans vergogne « qu’il n’avait jamais rencontré un président d’une telle alacrité intellectuelle ».
Nous ne nous faisons plus aucune illusion sur la nature et la puissance des liens qu’entretiennent certains hauts responsables français avec le régime algérien. Toutefois, nous prenons acte de votre décision de renoncer aux engagements que vous aviez vous-même pris lors de votre compagne électorale. Avant votre investiture, vous avez annoncé au journal « Jeune Afrique » du 14 avril 2017 que vous alliez œuvrer à la mise en place d’un partenariat stratégique basé sur la liberté et la responsabilité. Restituant intégralement vos propos, vous avez déclaré : « Nous devons mettre en place un partenariat stratégique entre les unions (africaine et européenne) qui renouvelle complètement les politiques existantes, pour sortir des logiques de charité ou de clientélisme … ; dès les premières semaines de mon mandat, j’engagerai une nouvelle politique fondée sur la liberté et la responsabilité ; tout d’abord je tiens à agir dans la transparence, loin des réseaux de connivence franco-africains et des influences affairistes …dans cet esprit je veux m’appuyer sur les forces vives africaines, les intellectuels, les ONG, les entreprises, la diaspora…. ».
Aujourd’hui les masques sont bien tombés !
S’obstiner à vous approcher de l’absurde en croyant pouvoir trouver du sens devient un non-sens.
Au nom de quelle valeur, quelle morale et quel principe démocratique, pouvez-vous justifier votre caution à un pouvoir arrogant qui emprisonne des journalistes, bafoue les libertés publiques et soumet la justice à son diktat.
Il n’est pas inutile de vous rappeler que le courage selon Jean Jaurès : « c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. ».
Par contre, il est plus qu’utile de vous rappeler que cette belle sentence fut prononcée à l’occasion d’un discours à la jeunesse en 1903.
Monsieur le Président,
Votre soutien au chef de l’État Abdelmadjid TEBBOUNE n’est en réalité qu’une intrusion dans le débat interne à l’Algérie. C’est une implication directe dans les luttes souterraines qui opposent les différents clans du pouvoir. Des batailles qui ont, non seulement bloqué les processus de transition démocratique tels que revendiqués par le peuple, mais qui risquent aussi d’hypothéquer l’avenir de générations entières.
Vous devez bien savoir que ni les uns et ni les autres ne pourront entraver ou différer indéfiniment la reconquête de la souveraineté par le peuple algérien.
Nous vous rappelons que l’une des revendications majeures du Hirak est de soustraire notre pays à la lutte des clans et de l’engager sur des perspectives démocratiques.
Les Algériens ne veulent plus d’aucun arrimage ni à l’Orient ni à l’Occident et ni à tout autre lieu où se côtoient les réseaux de tout genre. Ils veulent bâtir une Algérie algérienne ouverte, tournée vers la modernité et intégrée dans un ensemble maghrébin démocratique et solidaire.
De grâce et par respect à la mémoire d’un million et demi de CHOUHADAS qui ont sacrifié leurs vies pour que vive l’Algérie indépendante et par respect également à toutes celles et tous ceux qui ont dédié des vies pour que l’algérien puisse jouir de la plénitude de sa citoyenneté, gardez-vous de toute interférence et immiscions dans nos affaires.
Le respect de la démocratie c’est aussi et surtout de laisser les volontés et les destins des peuples se forger par leurs propres dynamiques.
Toutes mes salutations
Karim TABBOU
Opposant Politique Algérien
Alger, 23 novembre 2020
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